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1998
Jean-Pierre Tibaudat, ARTS. Une expo d'art conceptuel rassemble dans la capitale russe des oeuvres sur fond de papier peint. Moscou: l'Europe sur papier (dé)peint(e). Evroremont (Rénovation européenne) au Centre Slaviansky, 17 Nikolaskaya,Moscou, Libération, 27.02.1998, Париж

Le fameux Slavianski bazar, restaurant où se côtoyaient les marchands et les artistes au début du siècle, a brûlé il y a quelques années. La ville de Moscou, propriétaire des lieux, le rénove actuellement de fonds en comble pour en faire un complexe culturo-historico-commercial, le Russe aimant par dessus tout le mélange des genres. Il y a donc là une galerie. Qui vient de s'ouvrir avec une exposition réunissant une trentaine d'artistes (et plusieurs générations) liés à l'art conceptuel russe, bien connu en Occident par la figure emblématique, fondatrice mais pas unique d'Ilya Kabakov. Et cela, autour d'un thème surprenant, qui lui tient lieu de titre, evroremont, autrement dit «rénovation européenne».

Cette expression est l'un des mots clefs de la post-perestroïka, qui désigne la façon luxueuse et généralement tapageuse dont les nouveaux Russes rénovent leurs appartements avec des matériaux provenant souvent d'Europe, une qualité européenne, et, surtout, ce que les uns et les autres imaginent être le «style européen».

Le concept de l'expo travaille ce jeu du regard que porte la Russie sur l'Europe occidentale en le renversant: c'est la vision de l'Europe qui devient un miroir de la Russie et l'artiste russe joue, lui, sur les deux faces, un jeu double voire trouble. Non sans malice, Maria Chuikova et Anton Smirnski, commissaires et artistes de l'exposition (ce qui n'est pas contradictoire en Russie où chaque intellectuel pratique deux ou trois métiers), ont proposé aux artistes de concevoir une oeuvre traitant de l'«evroremont» en l'adossant à un rouleau de papier peint «européen». Certains ont évidemment pris quelque liberté avec ces données initiales.

Le principe de l'exposition renvoie à ces expos en appartement des années soviétiques, au temps de l'AptArt (début des années 80), quand N. Alekseev désigna sous ce terme la galerie qu'il ouvrit dans son appartement et, partant, le travail des artistes qui y exposèrent. Alekseev fut également le commissaire de l'exposition «Adresse provisoire pour l'art contemporain russe», présentée en 1993 au musée de la poste à Paris ­ il est revenu depuis vivre à Moscou. L'oeuvre qu'il a conçue pour l'exposition est particulière. Au sol, dans un rond de lumière, le titre de l'oeuvre ­ qui en fait donc partie: Une tâche sur le mur. La lumière provient d'un bout de miroir (récupéré) comme on en trouve dans les baraquements où habitent les ouvriers qui construisent les immeubles cossus qui surgissent partout dans Moscou. Le miroir d'Alekseev est posé sur l'oeuvre de V. Zakharov: une cheminée blanche avec dorures et bustes nus de déesses aux angles ­ l'une de ces choses imposantes, clinquantes et chères que prisent les nouveaux Russes. Dans l'âtre, une plaque dorée d'ambassade sur laquelle est plaqué un fer électrique de modèle soviétique. Titre: la Diplomatie chaude.

Cadre à l'honneur. L'or, le doré, ces signes extérieures de richesse, traversent bien des oeuvres, toutes générations confondues. Ainsi celle de A. Monastersky, l'un des pères de l'art conceptuel russe, le mémorialiste des performances du groupe Actions Collectives. Sur un rouleau de papier peint très peint, deux photos montrent en ombre chinoise deux oeuvres monumentales connues de tous les Moscovites, en particulier la gigantesque flèche de titane surmontée d'une fusée, hommage aux conquérants de l'espace à l'entrée du VDNKh (le parc d'exposition à la gloire des réalisations soviétiques) aujourd'hui privatisé et parsemé de petits kiosques appartenant à la société «Or». Dans le ciel de la photo, Monasterky a relié le sommet des monuments à une boule d'or, elle-même reliée à une ou deux autres boules par un fil d'or, le tout formant comme un début de constellation ou de structure d'une molécule, bref inscrivant l'idée du lien au sein même du contraste (le ciel sombre, l'or qui brille). Anton Smirnski, leader des jeunes artistes du groupe FENSO, raconte dans une sorte de récit d'images naïves «l'histoire de Rama» qui est aussi celle de «ramka» (cadre, en russe): au centre du tableau, il a disposé un carré du cadre luxueux qui le borde à sa périphérie, désignant par la même que l'important c'est le cadre (qui signe la richesse) et non le tableau (qui n'est là que pour servir de cadre au cadre), le tout sur fond de papier peint censé faire «moderne».

K. Zverdotchetov, l'un des fondateurs du groupe «champions du monde» qui, au début de la perestroïka, se dressa comme un rempart contre la commercialisation de l'art et le cynisme ambiant, pose, lui, le tableau comme un fragment déifié de papier peint en entrelaçant deux des lettres les plus géométriques de l'alphabet russe (qui sont aussi les initiales d'une des rares revues d'art de la Russie eltsinienne), plaquant sur ce papier peint un tube, non de peinture, mais d'une crème pour la peau (les cosmétiques ont envahi la Russie), l'oeuvre étant prise dans les rets d'un cadre de prix qui en «jette».

Intérieurs russes. Ce sont là quelques exemples de cette exposition fort excitante (elle doit être présentée à Berlin, il serait juste qu'elle le soit à Paris) où l'on croise encore Pavel Pepperstein, Youri Leiderman, Georges Litichevsky et bien d'autres. A sa manière, elle traverse toute l'histoire de l'art conceptuel russe et l'histoire des intérieurs russes, depuis les baraques de l'après guerre qu'une «porte» de Mikhaïl Roginsky évoque, jusqu'à aujourd'hui, en passant par les appartements communautaires auxquels fait référence un Victor Pivovarov, et les immeubles de la nomemklatura brejnévienne pointés par Ivan Chuikov. Et incidemment, l'exposition émet un signe envers les acheteurs (nouveaux) russes: regardez comme les oeuvres de nos «vrais» artistes feraient bien sur vos papiers peints de style européen" Bref, à une époque où, largement ignorés de l'Europe occidentale après en avoir été les chouchous, ces artistes se sont repliés sur eux-mêmes et Moscou, tandis que le marché du papier peint européen en Russie, est, lui, florissant, cette exposition fait mouche .

(notre correspondant à Moscou)

THIBAUDAT Jean-Pierre

Источник: www.liberation.fr

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